mercredi 11 mai 2016

Pierre Soulages et moi

Pierre Soulages est le peintre du noir - oui bien sûr tout le monde le sait - et de la lumière aussi. 

D’accord, très bien, mais il est bien plus que peintre, il est une sorte de maçon, un super-maçon. Il est de ceux qui savent révéler et faire parler la matière.
Il serait ce genre de maçon qui non seulement manie la truelle, mais qui fabrique le mortier, la brique et ses outils. Cet artiste fabrique plutôt qu’il ne crée.
Il va assembler la brique, il va la lier aux autres, il va monter un mur et semer des accidents. Disons plutôt une paroi, ça donne plus de souffle aux idées, « la paroi ». Le mur étrique et enferme. Avec ma paroi bosselée je grimpe, je pense à une échappée verticale, le corps vissé au granit, et puis aussi il y a Lascaux, Altamira, Ayers Rock. Pierre Soulages est maître du temps, de l’espace et de l’histoire humaine. Je pense également à une paroi abdominale, stomacale. Super Soulages maintient droit, plante, sépare le dedans du dehors. Il construit ce qui existe déjà, de l’organique, du minéral, des grottes à mammouths, des grottes platoniciennes, des voyages sous la terre. Il retrouve.

Le super-maçon de l’univers joue de la truelle atomique, fouillant dans le quark, cimentant les noyaux.
Il ne tente pas de capturer la nature, il parle de la nature sans donner à la voir autrement, sans sensiblerie colorée, sans artifice symboliste, il libère la touche de la couleur, du trait, de l’idée même du contour, de l’enveloppe, et nous obliger à lire la nuance ailleurs que dans des formes picturales ou dans la palette chromatique.

Il travaille sur l’infiniment petit (le pigment) pour le relier à l’infiniment grand (la peinture). C’est au cœur de la matière qu’il plonge son cerveau, il va donc chercher sur sa toile à rendre des zones interactives. Il va jouer avec la propriété des pigments de peinture, en créant des ruptures, des stries, qui donneront des bandes de noirs mats ou brillants.
Il maçonne un Photonland, un parc de loisir pour photons en goguette. Ici des tunnels fantômes pour capturer la lumière, là un toboggan sur des bosses de chameaux qui brille comme un lac des signes.
Et ce sont nos reflets qu’on décrypte, notre veste rouge ou bien le soleil de midi.

Cette réflexion sur le grain il ne l’a pas menée uniquement sur le pigment de peinture mais aussi sur le verre. Il faut voir ses vitraux gris plus ou moins opaques réalisés pour l’abbaye de Conques. Même regard sur le rendu atmosphérique, sur la volonté de jouer avec les heures, différentes techniques cependant dans l’application, avec tout ce que cela sous-entend de mises au point, de doigts dans la pâte, de sueur sous les yeux, les idées à manches retroussées immergées dans le minuscule. Soulages explique à propos des vitraux de l'Abbaye : " Il me fallait donc trouver un verre qui ne soit pas transparent, laissant passer la lumière mais pas le regard […] C’est ce qui m’a conduit à fabriquer un verre particulier, un verre à transmission à la fois diffuse et modelée de la lumière."
Soulages est un artisan-physicien-opticien qui travaille, qui cherche et appréhende la matière comme aux premiers jours de l’humanité.

Évidemment regarder une reproduction de ses peintures ou ses vitraux entraîne une certaine frustration. Rien ne se dit sur les passages du mat au brillant, rien n’est évoqué au sujet des reflets du dehors subtilement noyés au noir, rien ne se joue à 7 heures du mat’ ou à minuit. Et pourtant !
Monet avait besoin de dix toiles pour évoquer la cathédrale de Rouen au différentes heures du jour, Soulages n’en a besoin que d’une et d’un peu de temps qui passe.
Des mammouths sur la paroi on retrouve les mouvements des ombres qui dansent au dessus des torches préhistoriques. Déjà l’interaction, le ciné des cavernes nous apprend que nous avons toujours besoin du noir pour plonger dans le spectacle et de lumière pour éclairer la scène. Nos lumières d’aujourd’hui sont les néons, les spots des musées, les baies vitrées de Beaubourg.

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